Interview

Radio Suisse Romande – Lausanne
Emission : Journal infime
Rubrique : Carnet des portraits
Journaliste : Martine Galland
Du 2 au 6 octobre 2006



PREMIERE PARTIE


Journaliste : C’est l’histoire d’un homme qui se racontera à travers les mots d’une femme, cette semaine, dans le Carnet des portraits, l’histoire d’un artiste roumain qui a vécu en Suisse et n’a laissé personne indifférent. C’est l’histoire du peintre Mircea Ciobanu que raconte celle qui fut sa femme, Michaela Ciobanu. Elle est veuve depuis 1991 et relate leur vie qui a tous les ingrédients d’un film. Il y a l’amour, l’art, les idées, la fuite, le succès, les relations, le luxe, les scandales financiers…Mais, commençons par le début.

Michaela : Nous étions étudiants à Bucarest dans les années 70, fin des années 60. Moi, j’étais étudiante en Lettres et mon mari était étudiant aux Beaux-Arts. Lors d’une fête chez un collègue de Fac, il a fait son apparition, je l’ai détesté sous le coup, mais ensuite ça a donné une histoire d’amour absolument extraordinaire.

Et voilà, à 21 ans, 22, moi, j’avais 22 ans, lui avait 21 ans, on s’est marié, juste pour partir en vacances, parce que la morale de l’époque ne permettait pas qu’une jeune femme ou une jeune fille puisse vivre en concubinage ou être, tout simplement, la maîtresse d’un artiste.

Journaliste : Deux ou trois mots sur Mircea, peut-être, à cette époque quand il avait 21 ans ou 22, quand vous l’avez rencontré… C’était quelqu’un déjà de particulier.

Michaela : Absolument, c’était quelqu’un d’exceptionnel. Ciobanu était un artiste complet, un artiste pur. Il fréquentait un cénacle littéraire, le plus intéressant, qui était mené par une dame qui avait 80 ans, une bouddhiste, qui avait fait des séjours à Katmandou. Ecoutez, on était dans la Roumanie communiste des années 70, donc c’était presque inimaginable et lors de nos rencontres il y avait évidemment les embrassades, les bisous et les baisers, mais c’était surtout sur le plan philosophique et artistique qu’on s’entendait très bien.

Il était d’une telle culture à 21 ans que moi, le lendemain, après une de nos rencontres, j’allais tout de suite à la bibliothèque pour rattraper des connaissances que je n’avais pas apprises et pourtant, je poursuivais les Lettres. Ça a été comme ça, comment vous expliquer, une complémentarité extraordinaire entre nous et une stimulation particulière. C’était un type plein d’humour, il avait aussi un côté un peu cabotin, comme ça…Je crois qu’il aurait fait un grand acteur, il aurait fait un bon critique littéraire, il aurait fait…. C’était un talent à multiples facettes.

Journaliste : Et, il était bel homme.

Michaela : Il n’était pas beau, d’après moi, mais il avait une gueule. Vraiment, il avait une allure charismatique et en plus, il était issu d’une bonne famille, donc avec une éducation, avec des cours de piano, équitation, dans la Roumanie communiste. Sa mère était médecin, son père était avocat. Ce sont des gens qui n’avaient pas de fortune, leur fortune c’était l’éducation des enfants.

Et cet homme est entré le premier aux Beaux-Arts, alors que tout le monde le croyait étudiant en Architecture, pour pouvoir avoir un destin normal, offrir à sa famille, une vie, comment dire, pas de salarié, mais en tout cas avec un revenu solide. Non, il est allé aux Beaux-Arts en secret, il a passé l’examen éliminatoire et ensuite, il est entré le premier et a fini ses études le premier.

Par la suite, il a eu une bourse de mérite, c’est-à-dire à l’époque, une bourse de mérite c’était la ville de Bucarest qui offrait aux meilleurs étudiants la possibilité de travailler dans un atelier dans le cadre d’un musée, qui était le Musée Theodor Aman, en plein cœur de la ville, et là, il a commencé à recevoir énormément de diplomates.

Attention ! C’était un homme qui faisait de la peinture d’inspiration religieuse, qui recherchait les valeurs traditionnelles dans l’art, il était figuratif et alors, je vous avoue qu’il courait les ambassades, chose que je ne pouvais pas faire en tant que journaliste à la Radio et à la Télévision.

Journaliste : Oui, parce que vous, de votre côté, vous êtes devenue journaliste, après vos études de Lettres. Ce n’était pas un petit peu effrayant d’être face à quelqu’un d’aussi doué, c’était stimulant ?

Michaela : C’était stimulant, mais, parfois, c’était frustrant parce qu’il y avait une certaine cruauté dans son jugement. Il se demandait, mais qu’est-ce que tu as fait à 14-15 ans, parce que moi, je dévorais les livres, et toi ? Je venais d’une famille, je ne peux pas dire plus modeste, parce que ce n’est pas vrai. C’était des intellectuels, mais plus techniques. Mon père était ingénieur dans le pétrole, ma mère était technicienne.

Dans ma famille, il y avait plutôt un côté petit bourgeois de province ou on vivait beaucoup des souvenirs et de la fortune perdue de nos arrières grands-parents, tandis que chez Mircea, il y avait une autre dynamique. Son père était issu d’une famille de paysans et sa mère était issue d’une modeste famille d’enseignants de village. Donc là, il y avait un autre combat, c’est-à-dire les parents avaient hérité d’une ambition extraordinaire, mais aussi d’une soif de connaissance. Les murs chez mes beaux-parents étaient capitonnés de livres.

Mircea avait un côté très sérieux, c’est-à-dire qu’il ne comprenait pas ce que c’est d’aller se défouler dans une boîte de nuit. Bon, il n’y en avait pas à Bucarest, mais quand même, on pouvait se rencontrer pour danser. Non, pour lui, se rencontrer c’était pour échanger des idées et de cela je me souviendrai toute ma vie. J’avais une collègue qui était à la Télévision, collègue donc de rédaction avec moi et qui nous a invité pour l’anniversaire de son mari, qui était médecin vétérinaire.

Et là, il y avait une partie des invités qui étaient journalistes et quelques artistes et, de l’autre côté, il y avait des vétérinaires et des directeurs de centres avicoles. Et mon mari, à un moment donné, après avoir bu un ou deux verres, il a eu le courage de poser à une dame la question : « Mais, après avoir ramené vos poules dans les poulaillers, que faites-vous de votre vie et de votre soirée? »

Ecoutez, le mari de cette dame, qui était ancien joueur de rugby, s’est levé et a flanqué un coup de poing à mon mari …, il y a eu une bataille et les meubles chez cette femme, le lendemain c’était le désastre. Tout partait dans tous les sens, juste pour une idée, parce que, si on a ramené les poules dans le poulailler, ensuite il fallait lire Shakespeare ou essayer de voir Krishnamurti ce qu’il a encore dit, c’est-à-dire un enrichissement personnel et ne pas vivre, comment dire ?

Journaliste : Toujours chercher à élever…

Michaela : À élever et à ne pas vivre au raz des pâquerettes, à ne pas vivre dans ce nivellement par le bas. C’était toujours vers le haut, vers le haut, mais vers la recherche d’un sens.

Journaliste : On va y revenir sur la recherche spirituelle et les questions existentielles qui ont vraiment été le sens de la vie de celui qui était votre mari, Mircea Ciobanu. Est-ce que ces éclats, comme celui que vous venez de décrire avec les chaises qui volent, sont des choses qui sont arrivées souvent avec lui ?

Michaela : Ah non, pas du tout, Mircea était un tendre. Non, non, non, pas du tout, là je ne sais pas, je pense que l’effet du vin a été plus important ou, alors, il a voulu quand même se démarque. Vous savez, c’était aussi l’orgueil et l’âge, il avait 24-25 ans, une sorte de fronde. Non, c’était un doux et un homme bon, mais d’une bonté que j’ai rarement vue. D’ailleurs, il s’est fait bouffer et il s’est fait dévorer par sa propre bonté, parce que les gens autour ont saisis ça, ils ont compris et ils en ont largement profité.

Journaliste : Demain dans le Carnet des portraits, Michaela Ciobanu racontera la suite, sa vie avec l’artiste, la fuite du régime communiste et l’arrivée en Suisse, qui fut le théâtre des très hauts et des très bas…

Michaela : Le bateau a coulé, mais il y a des survivants……



DEUXIEME PARTIE


Journaliste : Mircea Ciobanu était un artiste roumain, un peintre qui, très jeune s’est marié à Bucarest, avec une étudiante, Michaela. Michaela Ciobanu est celle qui raconte leur destinée commune, cette semaine, dans le Carnet des portraits. Une destinée mouvementée, à l’image de celui qu’elle avait épousé. Nous les retrouvons au début des années 70, alors que le couple vit à Bucarest, elle étudie les Lettres et lui ne passe déjà pas inaperçu; il est doué, extrêmement cultivé, beau parleur et il manie les idées et les relations aussi bien que les pinceaux.

Michaela : Donc, je répète, on s’est mariés, juste pour partir en vacances, voilà la rentrée universitaire, on était encore étudiants et nos parents avaient loué une chambre, une grande chambre, chez une vieille dame et Mircea devait préparer son diplôme. Et le savez-vous que dans la chambre, il y avait une toile de 2,50 m. sur 3,50 m, qui était son diplôme avec laquelle j’ai vécu pendant une année et, en réalité, le sujet de son diplôme était issu du sujet de ma thèse de diplôme.

On était, comment vous dire, imbriqués, ce n’est pas le mot, complémentaires, non plus, on était fusionnels, non, parce qu’il était tout le temps absent, on était fusionnels dans l’intellect et dans l’aspiration, mais physiquement, lui, il était tout le temps à l’atelier, tandis que moi, j’étais de mon côté, donc à l’Université et ensuite à la Radio, en tant que journaliste.

Le soir, je rentrais parfois frustrée et je pleurais parce qu’à l’époque, le rédacteur en chef et le secrétaire général de rédaction étaient des membres du Parti, moi, j’étais toute jeune, donc je n’étais pas du tout membre, on n’était même pas obligés; puisqu’il fallait avoir 30 ans pour entrer dans le Parti, mais ce n’était pas ça. J’étais tellement frustrée et je pleurais, parce qu’on m’avait piqué l’idée, parce qu’on m’avait même enlevé le nom… J’avais réalisé une émission à la Télévision, une émission littéraire et, à la fin, c’est ce secrétaire général de rédaction qui avait signé à ma place.

Et je pleurais comme une Madeleine et Mircea qui me disait : « Tant que tu vivras avec ces communistes, tu auras ça et tu le mérites bien ! Il faut quitter ce pays ! Tu ne comprends pas qu’on n’a aucun avenir ? » Au lieu de me consoler, il me réveillait davantage et je ne comprenais pas, parce que j’aimais tellement mon métier.

Mircea avait quand même un métier indépendant, en tant qu’artiste peintre. Ensuite, il est devenu membre de l’Union des Artistes Professionnels qui, au fond, c’était une sorte d’association qui finançait les artistes pour qu’ils ne crèvent pas de faim. Ils allaient à l’atelier, ils prenaient en contrepartie des tableaux qui après meublaient les ambassades à l’étranger, à l’époque, je vous parle des années 73-74-75.

Et puis, « on attendait la gloire », comme disait Aznavour dans sa chanson. Et bien, la gloire était là, donc les diplomates qui l’appréciaient énormément avec le risque d’être… Il était poursuivi, c’est clair.

Journaliste : Pour ?

Michaela : Par le fait de fréquenter les étrangers, c’était interdit. On n’avait pas le droit de porter un dollar dans sa poche. On n’avait même pas le droit de fréquenter la Bibliothèque américaine ou la Bibliothèque française. Mais, Mircea parlait couramment l’anglais, parlait couramment le français, il était bien élevé, il avait une gueule, il était charismatique et il peignait bien ! Et, il faisait des choses absolument extraordinaires, ce qui a quand même amené au fait que dans les collections étrangères, donc aussi bien en Autriche, au Brésil, en Allemagne et ailleurs à l’étranger, il y des tableaux qui datent de ces années là.

Journaliste : Mais le fait est, Michaela Ciobanu, que vous êtes quand même partis, qu’un jour vous avez quitté la Roumanie

Michaela : Nous avons quitté la Roumanie parce que, vraiment, on était conscients de ce régime totalitaire et aberrant. Je vous explique une chose très drôle, c’est que notre fille aînée… Donc en attendant la gloire, moi, j’ai compris qu’il faut faire les enfants quand il est temps, quand le temps d’avoir des enfants arrive.

Journaliste : Mais ça veut dire que c’était une certitude, la gloire de la peinture de votre mari allait arriver…

Michaela : Il était convaincu, je ne sais pas pourquoi, mais il était convaincu d’avoir une mission. Mais quand j’entends Georges Bush qui est chargé d’une mission, cela me fait rire. Parce que ce n’est pas ça la mission, la mission qu’il avait c’est une mission, comment vous dire, dans l’invisible, dans l’éther. On ne sait pas, mais on sait qu’on doit parcourir ce chemin. On ne sait pas pourquoi ? Et c’était dans ce sens là qu’il me disait : « Moi, j’ai une mission, je dois faire mon œuvre ». Mais, où voulez-vous qu’il la fasse ? Pas à Bucarest.

Journaliste : Donc, vous avez eu une première fille qui est née à Bucarest

Michaela : Oui, Catinca est née à Bucarest en 1976. C’était l’année aussi où mon mari a commencé à écrire un livre qui est absolument époustouflant et qui s’appelle « L’Esthétique de la mort ». Il s’agit de la mort spirituelle du 20e siècle. Il observait et comprenait qu’on s’éloigne de l’axe, de la verticale des choses, du Verbe Etre et que tout est matière, argent et possession.

C’est un livre qui n’est pas facile, mais c’est Ciobanu, dedans. Au fond dans ce livre, commencé l’année de la naissance de notre fille, il anticipe l’Internet. Dans ce livre il anticipe toute cette connaissance sans frontières, tout ce mouvement sans frontières, tout ce monde sans frontières, mais sans morale aussi, sans identité, une perte de tout. C’est un livre absolument époustouflant.

Journaliste : C’est vrai que, dans nombre d’articles, de livres qui sont parus, parlant de la vie, de l’œuvre, des idées de votre mari, Mircea Ciobanu, on dit toujours qu’il est visionnaire.

Michaela : C’est sûr qu’il est visionnaire et il était en avance sur son temps. Je vous dis en avance, maintenant je commence à calculer, oui, voilà, de 25 presque 30 ans. Dans la Roumanie des années 70, il y avait quand même des gens qui fréquentaient ce genre d’idées. Cette élite que mon mari a, à son tour, côtoyait. À Bucarest, on vivait très bien. Moi, j’avais un salaire ridicule, mais Mircea vendait tellement aux diplomates et en monnaie roumaine, donc on avait tout le temps de l’argent, mais il était suivi. Parce qu’il n’y avait pas uniquement la littérature et la peinture, il y avait aussi des idées de droite, de liberté et des idées anticommunistes.

Journaliste : Bien introduit auprès des gens influents à Bucarest vers la fi des années 70, le couple Ciobanu a pu séjourner à Paris ou à Bruxelles et c’est aussi avec un visa touristique qu’ils sont arrivés en Suisse, en 1981. Mais là, l’intention était de s’installer.

Michaela : On ne connaissait rien sur la Suisse. On a voulu partir et on a saisi l’occasion et on est partis. Mais, on ne connaissait rien du tout. Nous sommes arrivés d’abord à Zurich, ensuite on a débarqué à Berne. Nous sommes allés demander l’asile politique à Berne et là, devant le policier, je le vois encore, il était tout jeune, très rondelet, comme ça, il nous demande nos professions. Et moi, j’explique : « Je suis journaliste et mon mari artiste peintre. Et lui écrit : « donc, sans professions ». Et je me suis dite, pourquoi dit-il ça ? Je ne comprenais pas. Ensuite je lui ai dit : « Notre seule fortune, ce sont nos diplômes universitaires ».

Moi aussi, à mon tour, j’avais fini avec 10 sur 10, mon mari avait un diplôme, c’est tout ce qu’on a, on ne peut pas avoir un centime en devises. Comment dites-vous qu’on n’a pas de profession, on a les diplômes. Oui, oui, oui…, voilà des bons pour aller manger dans un café, dans un restaurant. Il nous a dit qu’à midi pile, il faut aller là-bas.

Nous étions tellement fascinés par Berne qui m’a parue comme dans un jeu de poupées, comme dans un conte de fées. Berne m’a paru très petite, par rapport à Bucarest, qui est une ville de 4 millions d’habitants, c’est une grande ville et très étendue. Petit, beau, charmant, calme, tout était ..., tout brillait. Je regardais émerveillée, comme si j’étais devant un théâtre pour enfants et mon mari également.

Et on est arrivés un quart d’heure plus tard. Quand on est arrivé un quart d’heure plus tard, non seulement on n’a rien mangé, mais il y avait un policier qui nous a amené tout de suite à la gare, et depuis la gare, directement à Altstätten, dans un camp de réfugiés, sous clef.

Journaliste : Parce que vous étiez en retard d’un quart d’heure au repas de midi ?

Michaela : Voilà ! Et justement je me demande, la deuxième fois, est-ce qu’on est arrivés du mauvais côté, du mauvais pied dans ce pays ? Pourquoi ? Quel mal a-t-on fait pour nous considérer comme des malfrats, je ne sais pas, se trouver sous clef dans un camp de réfugiés où on était les seuls européens. Et jeunes…

Dans les dortoirs il faisait 11 degrés, moi je pleurais tout le temps, j’étais en état de choc. Je me disais qu’on était partis pour la liberté et nous voilà sous clef ? Mais pourquoi ? Pour un quart d’heure d’émerveillement ? Ce n’est pas possible !

Journaliste : On retrouvera Michaela Ciobanu demain dans le Carnet des portraits.



TROISIEME PARTIE


Michaela: On ne connaissait rien sur la Suisse, on a voulu partir et on a saisi l’occasion et on est partis. Mais, on ne connaissait rien du tout.

Journaliste : C’est ainsi que le couple Ciobanu a débarqué en Suisse en 1981, quittant la Roumanie communiste pour demander l’asile. Michaela avait une formation de journaliste, Mircea était peintre, c’était un intellectuel cultivé, issu d’une famille aisée et persuadé de la gloire qui l’attendait. Mais, le premier contact avec la Suisse a été …

Michaela : …sous clef, dans un camp de réfugiés, où on était les seuls européens. Et jeunes… Dans les dortoirs il faisait 11 degrés, moi, je pleurais, tout le temps, j’étais en état de choc. Je me disais qu’on était partis pour la liberté et qu’on se trouve sous clef ? Mais pourquoi ?

Journaliste : C’est grâce à d’autres roumains, déjà installés en Suisse, que le couple Ciobanu sortira de là et commencera très vite à tisser un réseau de relations avec des gens influents en Suisse Romande. Il faut dire que Mircea fascine ceux qu’il rencontre. Sa culture, ses idées, son talent de peintre, son charisme. On lui prête de quoi s’acheter des toiles blanches, on achète ses peintures pour une bouchée de pain, on trouve pour sa femme un petit boulot et pour le couple un studio à la rue Etraz, en ville de Lausanne.

Michaela : Et, je me souviendrai toute ma vie.., je vois encore Mircea qui portait sur le dos, un jour de ramassage, un lit. Il a monté la rue de Bellefontaine avec le lit sur le dos. Et moi, j’avais pris un tapis, je l’ai coupé toute la nuit, pour faire de petits tapis, pour recréer notre nid.

Journaliste : Donc, c’était les fameux déchets encombrants qu’on pose dans la rue en Suisse…

Michaela : Exact. Bon, je vois encore Mircea, quand on était au camp de réfugiés à Altstätten… Moi, j’étais chargée de nettoyer les toilettes et lui faisait, il lavait la vaisselle, mais d’énormes casseroles. Et, à côté de lui, il y avait un noir qui faisait la même chose, et Mircea qui me disait : « Dieu sait, quel prof universitaire celui-là serait dans son pays ! » Donc on était tout le temps, non pas à la recherche de la reconnaissance ou d’une identité, mais à la recherche de notre identité, perdue lors d’un vol d’avion.

Journaliste : Quand vous avez quitté Bucarest, la Roumanie, vous et votre mari aviez une vie intellectuelle et une vie sociale extrêmement développée et de haut niveau.

Michaela : Oui, complètement et je vous avoue que il y avait à l’époque à Bucarest des restos pour les journalistes et les écrivains où ils se rencontraient. Souvent ils se cassaient des verres sur la tête pour un vers dans un sonnet de Shakespeare ou pour une phrase de Stefan Zweig.

Vraiment, c’était très gratuit aussi, parce que, à la fin, vous n’aviez rien. Vous sortiez éventuellement ivre mort, mais ivre aussi de cet enrichissement qui le lendemain était source d’inspiration, c’est sûr, source de recherche de nouvelles idées, de dépassement aussi.

Journaliste : Alors quand vous vous retrouvez à Lausanne dans un studio, aménagé grâce aux poubelles des autres, vous vous sentez comment ?

Michaela : Euh ! Je me sentais bien, parce que c’était propre chez moi. Donc, non, c’était propre, c’était bien. Je me souviens encore que de mon premier salaire, je lui ai acheté une paire de chaussures à 50 francs. Pour moi ça a paru une fortune. Vous comprenez à Bucarest on vivait très bien.

Moi, j’avais un salaire ridicule, mais Mircea vendait tellement aux diplomates, donc on avait tout le temps de l’argent, mais il était suivi. Et le jour où il a demandé de partir, on l’a presque poussé de sortir, parce qu’il y avait aussi des idées de droite et non seulement la peinture, la littérature, il y avait des idées de liberté, des idées anticommunistes.

Vous savez aussi que même s’il y avait que des journalistes ou des écrivains, il y avait des gens qui étaient infiltrés, certainement parmi les serveurs, mais les artistes en étaient conscients. Ils se faisaient un plaisir de parler ouvertement parce qu’on ne pouvait pas les arrêter quand même, c’était la conscience du pays.

Journaliste : Mircea Ciobanu a connu après ici, depuis la Suisse, un succès énorme.

Michaela : Oui, assez rapidement, ça été foudroyant parce que, à l’époque, au Centre Mercier, il y avait un monsieur qui était Directeur du centre et il est entré et a vu Mircea avec ses toiles. Il y avait des toiles partout, partout, parce que de l’argent qu’il recevait comme aide aux réfugiés, ce qu’il faisait c’était de s’acheter des couleurs, des toiles et ce monsieur l’a vu et lui a dit : « Vous êtes un génie, quand on a votre talent on n’est pas à l’assistance publique, je vais vous amener des clients »

C’est comme ça que des médecins, des directeurs de banques et des promoteurs immobiliers, si vous voulez, le beau monde, le gratin vaudois, a commencé à fréquenter l’atelier. Mon mari a commencé à gagner pas mal d’argent et, comme il avait toujours été élevé dans une sorte de démesure, c’est-à-dire démesure spirituelle, mais aussi matérielle, Mircea a essayé de refaire vite ce qu’il avait eu chez lui à la maison. Donc, chercher des meubles sculptés, des meubles anciens, des miroirs… et à l’atelier la même chose. Et, dans un monde qui est quand même très fermé à Lausanne, un Roumain qui débarque et qui se met devant un bureau Louis XVI, ça sonne mal. Mais pourtant il a eu beaucoup de succès et ce succès lui a permis de faire de belles expositions en Suisse.

Journaliste : Ce que vous voulez dire, c’est que face au protestantisme vaudois, c’était des excès qui étaient mal perçus, mal vus. Il aurait dû rester un petit peu l’artiste maudit, ça aurait mieux convenu à ses clients ?

Michaela : Certainement, il a été mal perçu. On l’a pris pour un parvenu, pour quelqu’un qui, voilà, a trouvé tout à sa portée de main et qui fait tout pour tout avoir et ce n’était pas du tout ça ! Il avait des murs de livres, il avait…, comment expliquer ? C’était un personnage comme on en trouve plus. Et cela fascinait. Il attirait les gens par sa manière de parler, par son approche qui était, à la fois accrocheuse, tendre et intéressante. Les gens venaient, mais venaient tout simplement pour une discussion et, évidemment on a commencé à lui expliquer comment fonctionnait…

Michaela : Certainement, il a été mal perçu. On l’a pris pour un parvenu, pour quelqu’un qui, voilà, a trouvé tout à sa portée de main et qui fait tout pour tout avoir et ce n’était pas du tout ça ! Il avait des murs de livres, il avait…, comment expliquer ? C’était un personnage comme on en trouve plus. Et cela fascinait. Il attirait les gens par sa manière de parler, par son approche qui était, à la fois accrocheuse, tendre et intéressante. Les gens venaient, mais venaient tout simplement pour une discussion et, évidemment on a commencé à lui expliquer comment fonctionnait…

On ne connaissait rien sur le système capitaliste, il faut le dire. C’est-à-dire, nous avions 30 ans, on avait été élevés dans un milieu petit bourgeois, si vous voulez, mais en cocon familial, dans un système où il n’y avait pas de concurrence, dans un système où il n’y avait pas de fortune…. On ne savait pas ce que c’était les prix qui changent... Tout était bloqué, tout était figé, le prix de l’œuf, des œufs, était le même depuis 20 ans ! Le prix du sucre, la même chose, une paire de chaussures, la même chose. Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire.

Journaliste : Donc, là, tout d’un coup, de se retrouver dans le marché de l’art en ayant du succès et voyant ses prix grimper, ça lui a donné envie, justement, de profiter de cet argent...

Michaela : Ça lui a donné envie, mais il a vite compris aussi comment fonctionne le système. C’est-à-dire que le système est beaucoup basé sur l’apparence, sur la fortune, évidemment. Il est rare de trouver des gens vraiment détachés de la partie matérielle, qui vous accordent des moments de discussion. Non, ça il a compris.

Dans ce sens, je vous donne un exemple très rapidement. Il a peint quelques toiles et il est allé à pied à Genève avec les toiles sous le bras pour les présenter à une galerie. On lui a posé la question : « Mais Monsieur »…, on a regardé ses chaussures, on a regardé sa veste, on a peu regardé les tableaux. « Ah, vous êtes réfugié, ah, oui, vous êtes Roumain, oui, désolé, on n’a pas…, la galerie est prise pour les deux années à venir ». Il est revenu désespéré.

Le succès arrivé, grâce à cette rencontre de quelques personnalités, des gens aisés, lui a permis de s’acheter une Rover 3500, à l’époque une Rover, et, parce qu’il avait le sens de l’humour, il a pris les mêmes œuvres, les mêmes tableaux et, il a parqué la voiture devant l’entrée. Il s’est habillé d’une manière très élégante, veste cachemire et tout ça… Et la galeriste, qui s’exclame : « Mais, quel changement !»….. C’était six ou huit mois après… « Quel changement, Ciobanu, votre œuvre, mais laissez-moi la regarder, mais c’est unique ce que vous faites ! Voilà, tout de suite, ça vous convient, dans deux semaines ? ».

Journaliste : C’est à ce jeu de pouvoir, à ce jeu d’apparences, d’argent, de fascination exercée sur les autres que Ciobanu s’est livré avec démesure. Une histoire qui va vite s’emballer, atteindre des sommets, puis s’effondrer. Michaela Ciobanu témoigne aujourd’hui, 15 ans après la mort de l’artiste, à l’âge de 41 ans. Elle poursuivra son récit demain.



QUATRIEME PARTIE


Michaela : On a tout fait ensemble, on a fini nos études ensemble, on a eu des enfants, on a quitté le pays, on a tout refait, on a tout gagné, on a tout perdu…

Journaliste : Michaela Ciobanu dit de sa vie avec son mari, qu’elle a tous les ingrédients d’un thriller. Dans le Carnet des portraits, elle raconte cette semaine l’ascension et la chute du peintre Mircea Ciobanu avec lequel elle a quitté la Roumanie communiste pour s’installer à Lausanne au début des années 80. Ciobanu, artiste visionnaire, très introduit dans les milieux intellectuels de son pays, avait un talent qui fut vite repéré en Suisse romande. Son charisme attira autour de lui myriades de gens fascinés.

Michaela : Oui, assez rapidement, cela a été foudroyant, je dirais, parce que de l’argent qu’il recevait comme aide aux réfugiés, ce qu’il faisait c’était de s’acheter des couleurs, des toiles et ce monsieur l’a vu et il lui a dit : « Vous êtes un génie, quand on a votre talent on n’est pas à l’assistance publique, je vais vous amener des clients ».

C’est comme ça que le gratin vaudois a commencé à fréquenter l’atelier et mon mari a gagné pas mal d’argent. De ce fait, Mircea a essayé de refaire vite ce qu’il avait eu chez lui à la maison, c’est-à-dire, chercher des meubles sculptés, des meubles anciens, des miroirs, etc. et à l’atelier la même chose.

Journaliste : Un goût pour le luxe, dans lequel Mircea Ciobanu avait grandi, mais qui ne plaisait pas forcément autour de lui, en terre vaudoise. L’artiste avait le sens de la démesure et surtout, beaucoup de talent.

Michaela : Il a exposé dans des galeries très prestigieuses en Suisse, mais il fallait aller plus loin, il fallait aller…. C’était la poule aux œufs d’or. Cet homme avait besoin de tout laisser jaillir, de sa tête, dans son cœur, de ses mains. Figurez-vous qu’il n’a jamais envisagé de faire autre chose que son art. Et il a fait la sculpture, la gravure, la peinture et des fresques et des vitraux pour la Chapelle Sainte-Claire à Saint-Sulpice, près de Lausanne. L’œuvre est énorme. On peut dire de Ciobanu que c’est comme un personnage de la Renaissance qui débarque, comme ça, dans un monde…

Journaliste : Qui s’est trompé de siècle.

Michaela : Il s’est certainement trompé de siècle.

Journaliste : Et vous, vous étiez son épouse, vous avez passé 20 ans mariés. Comment étiez-vous à côté de lui qui devait être extrêmement pris par ses œuvres, par ses réflexions, par ses recherches ?

Michaela : Ecoutez, je ne sais pas si cela fait partie de ma nature, de mon signe astral, on le dit, peut-être, je suis Verseau. C’est l’indépendance. On est dans l’ère du Verseau d’ailleurs. Moi, je comprenais parfaitement sa soif de liberté et je respectais ça, j’étais très discrète. On avait convenu que je ne travaille pas pendant quelques années pour pouvoir élever les enfants, parce que, entre temps, on a eu la seconde fille qui est née à Lausanne en 1983, Cassandra. Ensuite j’ai encore eu un garçon qui est décédé à la naissance en 1986, né à Lausanne également. Donc, je respectais son indépendance, mais je craignais la dérive, tout le temps. Et, la seule chose que je pouvais lui dire, c’était de faire attention. Parce que les gens qui fréquentaient l’atelier n’étaient pas toujours de bonne foi.

Journaliste : Attention à quoi ?.... Attention à quel genre de chose ?

Michaela : Attention au financement, aux financiers, attention aux faux mécènes, attention aux faux amis. Je ne sais pas, est-ce que la femme, elle, est plus lucide que l’homme ? Je ne sais pas. Mais je lui disais ça et il rigolait, en me précisant : « Tu vois, ces gens aiment mon art et c’est tout ce qui compte. Le reste ne m’intéresse pas ». Et je lui demandais : « Crois-tu qu’ils sont sincères quand ils disent qu’ils aiment ton art ? » « Mais que si, mais que non, je ne sais pas… ». « Ne signe pas, ne fait pas ça ! ».

Et il m’a répondu : « Tu n’as rien compris à l’Occident, parce que la femme, elle doit se taire dans ce monde, elle ne vaut rien. On vit dans un monde de mecs, un monde d’hommes, et toi, tu restes tranquille, profite, élève les enfants et tu auras ta place à mes côtés ». J’ai fait ça un moment et j’ai aussi fait les relations publiques. Je pense qu’il y a beaucoup de femmes qui font ça pour leurs maris.

Par exemple, durant l’année de la naissance de notre seconde fille, en ‘83, j’ai reçu plus de 75 personnes à la maison avec repas, discussions, tous des amis, qui se sont avérés par la suite des gens de mauvaise foi.

Journaliste : Le prix de ses toiles montait, les galeries de partout s’y intéressaient, donc ça attirait beaucoup de monde.

Michaela : Ça attirait beaucoup de monde, mais lui, il voyait… C’était un homme qui connaissait par cœur le contenu des musées. Nous, nous avons eu une éducation livresque à Bucarest. Donc, Le Louvre, Prado, L’Hermitage c’était dans les bouquins. Le français qu’on parlait, c’était du français livresque. On a d’abord appris Chateaubriand et ensuite à parler dans la rue, normalement.

Cet homme connaissait les galeries à Londres, à Paris et ailleurs. Son souhait était, par exemple, d’exposer chez Katia Granoff à Paris. Cette dame, qui avait à l’époque plus de 80 ans, Katia Granoff, réfugiée russe pendant la Révolution, elle avait lancé Chagall. Et quand elle a exposé Chagall la première fois, tout le monde a dit, mais qu’est-ce que c’est ce fou, qu’est-ce que c’est ce… et Mircea le savait.

Alors on a pris la voiture et nous sommes allés chez Katia Granoff. Je vois encore la scène, parce qu’il n’avait rien, seulement quelques photos et sa tête, sa personne. Et moi je l’ai attendu dans la voiture. Il est entré dans la galerie… Bonjour Madame, voilà, etc. et aussitôt elle lui a dit : « Dans un mois, chez moi » à la Place Beauvau, vis-à-vis du Palais de l’Elysée.

Journaliste : Donc, tout cela attirait des gens et ça à mal tourné autour de lui ?

Michaela : Cela a mal tourné parce qu’il y avait des gens qui venaient à l’atelier, qui fréquentaient l’atelier et qui lui disaient : « Ciobanu, si tu veux être reconnu en Occident, il faut avoir un belle cote. Si tu n’as pas une belle cote et si tu n’exposes pas dans les meilleures galeries… ». Mais Mircea le savait. Il fallait financer les expositions. Alors s’est mis en place un mécanisme de financement qui est devenu d’une perversion comme on ne peut pas s’imaginer.

Des personnes…, mais Mircea aussi allait vers ces gens. Cela a commencé par un groupe de personnes qui ont fondé, soi-disant, une petite association pour financer l’artiste et ces gens sont partis avec les œuvres et ils lui ont laissé 700'000 francs suisses de dettes. C’est-à-dire qu’ils ont fait des investissements pour 700'000 francs dans de nouveaux ateliers à Ecublens, près de Lausanne, 500 m², un truc absolument énorme…

Journaliste : Pour lui ?

Michaela : Pour Ciobanu et ils sont partis avec les tableaux et ils lui ont laissé 700'000 francs de dettes. Et depuis, il a commencé à boucher les dettes, à emprunter de l’argent, décrocher des galeries ; c’était lui qui cherchait les galeries, il créait les œuvres, il voyageait, il avait même des employés à l’atelier, des doreurs… Il s’est lancé dans un truc absolument démesuré auquel je disais non, non, non, mais, que je ne pouvais pas contrôler.

Donc tout cela a vite tourné dans une combine financière très, très compliquée. Les gens qui avançaient des sommes d’argent prenaient des œuvres en gage ou en consignation pour les vendre. Ensuite, ils réclamaient l’argent et ils passaient les œuvres sous silence. Donc les affaires qui ont fait l’objet de la Succession, après le décès de mon mari, repose sur une démarche totalement abusive, puisqu’il n’y a jamais eu un acte de vente.

Journaliste : Vous avez vu tout ça se resserrer avec l’intime conviction que c’était mauvais, que vous alliez vraiment dans le mur.

Michaela : Complètement, j’avais un instinct qui me disait « on va droit dans le mur », cet homme va se tuer, mais je ne sais pas, pour lui ça été aussi un moteur. Plus le cercle financier se resserrait autour de lui, plus il créait d’œuvres. C’est incroyable, il a fait la Gravure, il a gravé sur des plaques en zinc jusqu’à en avoir pendant trois mois, deux doigts complètement paralysés. Il a fait la Sculpture, il a fait 40 sculptures.

Journaliste : Jusqu’où c’est allé tout ça ? Jusqu’à sa mort ?

Michaela : Jusqu’à sa mort. Oui, il a payé de sa vie son œuvre. C’était le sacrifice. En plus, j’ai vu mourir un homme à 40 ans, qui était un roc, un roc. Je l’ai vu mourir sous mes yeux et j’ai rien pu faire. Mais il est mort de chagrin.

Peu avant sa mort, il me disait : « Si c’est ça la liberté, c’est le plus grand des mensonges qui puisse exister ». On ne peut pas…Il est mort broyé par le système, le système suisse, parce qu’on était en Suisse, mais je pense qu’il aurait eu le même destin dans tout autre pays à l’étranger. De surcroît, j’ai vu mourir cet homme de rien, d’une erreur médicale en plus, voilà ! Mais, il voulait mourir. Il n’avait même pas 41 ans.

Et, il m’a laissée avec une fille de 7 ans et une autre de 14 ans et je n’avais pas de travail, parce que j’étais la femme qui aidait l’artiste et qui courait la planète avec et, soi-disant, avec 9 millions prétendus de dettes et pas une œuvre dans l’actif de la Succession. Eh bien, alors il fallait faire...

Journaliste : Pour parler de sa vie après, Michaela Ciobanu apparaîtra une dernière fois demain, dans le Carnet des portraits.



CINQUIEME PARTIE


Journaliste : Mircea Ciobanu était un artiste roumain, venu s’installer à Lausanne en 1981. Dix ans plus tard, il est mort. Et c’est sa femme, Michaela, qui raconte son histoire dans le Carnet des portraits depuis le début de la semaine.

En Suisse, Ciobanu est parti de rien. Il a créé des centaines d’œuvres, a gagné beaucoup d’argent et a connu une chute à l’image de sa démesure. C’est l’histoire d’un homme qui a fasciné les milieux de l’art, les milieux des médias et les milieux des gens fortunés. Un attrait réciproque qui allait le propulser dans le gouffre.

Michaela : Mircea aussi allait vers ces gens. Mais ça a commencé par un groupe de personnes qui ont fondé, soi-disant, une petite association pour financer l’artiste et ils ont fait des investissements pour 700'000 francs dans les ateliers, de nouveaux ateliers à Ecublens, 500 m², un truc absolument énorme...

Journaliste : Pour lui ?

Michaela : Pour Ciobanu, et ils sont partis avec les tableaux en lui laissant 700'000 francs de dettes. Et depuis, il a commencé à boucher les dettes, à emprunter de l’argent. Il payait, il avait même des employés à l’atelier, des doreurs… Il s’est lancé dans un truc absolument démesuré. J’avais un instinct qui me disait qu’on va droit dans le mur, que cet homme va se tuer, mais je ne sais pas, pour lui cela a été aussi un moteur. Plus le cercle financier se resserrait autour de lui, plus il créait d’œuvres.

Une année avant la mort de mon mari, ma veine de journaliste a commencé à battre, à palpiter. J’ai ouvert tous les dossiers avec lesquels j’ai quitté…, parce que moi, j’ai quitté Lausanne, j’ai presque fuis Lausanne, j’ai embarqué les enfants, mon mari et on est partis. Pendant une année, on était à Anières, près de Genève, dans une maison. Et là, j’ai commencé le travail de recherche, une enquête.

Journaliste : Votre idée c’était de comprendre comment un artiste qui vend sa peinture, qui a du succès, soit aussi endetté ?

Michaela : Comment lui est-il arrivé à être aussi endetté et où sont les œuvres ? Parce que cet homme n’a pas cessé de peindre et de créer. Où se trouvent les œuvres ? Je lui disais : « Mais, regarde là, il y a tant d’œuvres »…. Tout parti ! Tout disparu ! Qui sont les personnes ? Eh, bien, ce sont les personnes qui passaient les soirées chez nous, Noël avec nous, des amis, soit-disant. Il n’y a jamais eu un acte de vente. Il ne pouvait pas suivre les choses concrètes de la vie.

C’était un homme qui, par malheur ou par bonheur, était complètement décalé du temps dans lequel il vivait. Moi, aussi, parce que j’étais aussi idéaliste que lui, puisqu’on a vécu ensemble. Mais, j’avais quand même les pieds sur terre. Avant la mort de mon mari, j’ai vécu cela comme une sorte de guerre. À ce moment, je me suis dite : « À la guerre comme à la guerre ! ». En souhaitant comprendre, j’ai fait des dossiers pour chacun, comme à la police, comme ça.

J’ai vu mourir un homme à 40 ans qui était un roc, un roc, sous mes yeux et je n’ai rien pu faire. Mais il est mort de chagrin. Il est mort broyé par le système. De surcroît, il est mort de rien, d’une erreur médicale en plus ! Mais, il voulait mourir. Il n’avait même pas 41 ans. Et, il m’a laissée avec une fille de 7 ans, une autre de 14 ans et, soit-disant, avec 9 millions, prétendus, de dettes et, pas une œuvre dans l’actif de la Succession.

Après le décès de mon mari, le 9 janvier 1991, à Genève, il est enterré au cimetière Saint-Georges, il y a eu la Succession qui s’est ouverte. Nous avons réclamé dans la Succession 2’000 œuvres. Un monsieur, qui avait l’âge de mon mari, a dit : « Ciobanu me doit 4 millions », un autre a dit : « Ciobanu me doit 800'000 », un autre : « Ciobanu me doit 600'000 ». Et, ils ont produit pour 9 millions, sans prouver, uniquement des chiffres.

Après huit années de procédure, ils voulaient me pousser à répudier la Succession le plus rapidement possible. Et moi, je n’ai pas voulu répudier. On m’a obligée, puisque rien n’avait été fait. Tout a été porté sur le fait que je devais absolument répudier le plus rapidement possible, pour que les gens gardent les œuvres.

Mais ils ont oublié que Ciobanu a eu une femme, et qu’il a des héritières : trois femmes, moi et les deux filles. En plus, ma fille aînée vient d’avoir un magnifique, charmant bébé, donc, Ciobanu continue ! Il y a des droits d’auteur sur tout ça qu’on a passé sous silence.

Un autre monsieur, qui a enlevé toute une exposition en 1987, qui habite Lausanne et qui a enlevé 600 œuvres de mon mari, sans avoir jamais prouvé la créance, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a créé un site internet en se moquant complètement de la Loi du droit d’auteur, des droits moraux et patrimoniaux, ainsi que du droit au nom. Je crois qu’il essaie de faire écouler ces œuvres comme ça…. Mais on est en dehors de la loi !

Journaliste : Depuis la mort de votre mari, il y a 15 ans, vous menez un combat qui vous mène de procès en procès, alors qu’elle est votre but aujourd’hui, par rapport à vos filles, dont l’une vient d’avoir un enfant ?

Michaela : Mon but est que le Procureur du Canton de Genève ouvre une enquête et redemande l’ouverture de la Succession. Parce que, au moment où mon mari est décédé, je regardais mes enfants et je me disais, qu’un jour où l’autre, je vais rendre des comptes à mes filles. Qui a été leur père ? Parce que, selon toutes ces années-là où Ciobanu était complètement anéanti, on l’a traité de fou, d’ivrogne, de malfrat !

Je me disais que j’ai un devoir moral vis-à-vis de mes enfants de leur prouver qui a été leur père. C’est un travail de vérité. C’est un cheminement de justice. Rendre l’honneur perdu ou bafoué et surtout prouver à mes filles que mon combat a été juste. Mais en plus, prouver à tout ce monde autour, qui possède les œuvres, qu’on a discuté et on a controversé l’homme et jamais l’artiste.

Peut-être que les gens ne comprennent rien, ceux qui possèdent ces œuvres, parce que ce n’était pas des marchands d’art, c’était des gens de différents métiers, financiers la plupart, qui ont joué les inconditionnels de l’artiste.

Journaliste : Comment vous expliquez que votre mari ait autant été jugé en tant qu’homme ? Il avait un caractère excessif ?

Michaela : Il était démesuré, c’est clair. Un homme qui pendant 5 ans a conduit 10 voitures, un home qui portait des montres en or, était bien habillé, on avait un appartement comme celui dans lequel il avait grandi à Bucarest… Encore une fois, il était pris pour un parvenu, pour quelqu’un qui avait une soif démesurée de matériel et qui, en réalité, voulait tout simplement être écouté. Mais, être écouté, c’était d’avoir un certain niveau, parce qu’avec les tableaux sous les bras, personne ne le prenait au sérieux.

Journaliste : Donc, ça veut dire que vous avez vécu de manière très aisée avec votre mari, dans une grande opulence, et puis que petit à petit, tout est tombé et que, maintenant vous vivez avec trois fois rien.

Michaela : Non, je ne vis pas avec trois fois rien. J’ai un salaire de journaliste, même s’il est modeste. Ma soif n’est pas de faire de l’argent avec Ciobanu, ma soif c’est de montrer aux gens autour qu’il y a une œuvre énorme et un artiste qui l’a créée et qu’il ne faut pas attendre 50 ans ou 200 ans pour la mettre au grand jour.

Journaliste : Vous y pensez avec quel sentiment à Mircea Ciobanu qui a été votre mari, pendant 20 ans, qui est parti comme il a vécu, c’est-à-dire trop vite et brusquement ? C’est un homme qui a fait de votre destin, une histoire, un thriller comme vous disiez.

Michaela : Exactement, parfois on se demande, pourquoi, pourquoi je n’ai pas choisi un autre jeune homme qui me faisait la cour à l’époque, pourquoi j’ai choisi Ciobanu ? On a tout fait ensemble, on a fini nos études ensemble, on a eu des enfants, on a quitté le pays, on a tout refait et on a tout gagné, on a tout perdu.

Le bateau a coulé, mais il y a des survivants ! Moi, je me prends pour la survivante d’une histoire qu’il faut absolument la raconter, mais pas seulement à ma famille. Il faut la transmettre au monde entier, il faut la montrer, il y a même, je pense aux étudiants en Philosophie et aux étudiants en Beaux Arts, puisqu’il y a que de l’enseignement à tirer.

Journaliste : Qu’est-ce qu’il dit Ciobanu dans son œuvre ?

Michaela : Restez fidèles à vous-même, ne jamais faire de compromis ou de compromission par rapport à l’axe intérieur, restez droit ! C’est ce que j’ai essayé de faire. Je suis comme une colonne, bon, qui a reçu des coups, mais, malgré tout, qui reste debout et tant que je suis debout, je continue son message. Le but est de rendre justice, mais aussi de continuer la promotion et de mettre au grand jour cette œuvre.