Vu par les autres

Extraits de l’article « Ciobanu, le colosse de Mon-Repos », signé par Gilbert Salem, paru à Lausanne le 7 février 1984, dans le journal « 24 Heures »


Aucune fortune ne vient sans désagréments. Ciobanu est devenu la boule de clocher dont parle Goethe et que les choucas assaillent de leurs cris. Impossible de lui contester son talent, sa puissance visionnaire, sa rigueur intellectuelle qui s’apparente parfois au discours des premiers pythagoriciens. Toutes ces vertus frappaient ses visiteurs quand il n’était que Mircea Ciobanu, peintre réfugié roumain, reclus dans un atelier improvisé à l’avenue Mon-Repos et qu’aucune galerie n’avait encore exposé en Suisse romande. Un artiste à découvrir ! – clamait-on. Le flot des visiteurs s’amplifia, drainant quelques historiens d’art et des banquiers mécènes.

« Quel fascinant personnage, se disait-on, il est grand comme un colosse grec, il ressemble à ses Christ, son regard est doux, doux à l’extrême, insoutenable ; sa voix est grave et mesurée, ses mots tissent méticuleusement des images fortes, toujours allégoriques, toujours empreintes de mysticisme et de noble amertume. C’est le prince à la tour abolie de Gérard de Nerval ! »

Enfin, à ses débuts à Lausanne, Ciobanu séduisait tout le monde. Sa personnalité charmait autant que ses imposantes fresques.

Aujourd’hui, il charme plus encore : son tempérament culmine, ses œuvres se multiplient. Ce ne sont que triptyques d’or et de ténèbres où resplendissent, dit Katia Granoff, un esprit à la Goya, une élégance à la Greco. D’autres y voient même l’héritage de Rembrandt. Ce ne sont que scènes d’initiation, liturgies inquiètes, sabbats et vastes tableaux de famille. Du figuratif, rien que du figuratif.

Et puis l’homme Ciobanu a pris lui aussi de l’envergure, menant sa vie à grandes brassées. Tout chez lui est excessif. À l’entendre, il travaille vingt heures par jour. Son atelier de Mon-Repos se pare de dorures et de hautes tentures de velours rouge – on s’y croirait chez Louis II de Bavière.

Enfin, et voici ce qui fait désormais rager certains artistes et critiques, les toiles de Ciobanu coûtent cher : elles oscillent entre 12'000 et 50'000 francs suisses. Le prix est énorme, quand on sait que le peintre n’a que 34 ans. Mais l’âme du Roumain a peut-être plusieurs centaines d’années. Il est difficile en notre siècle pour un artiste d’être à la fois vite célèbre, vite riche et aimé.


«Survol de l’œuvre peinte de Ciobanu » par Katia Granoff à l’occasion de l’exposition de l’artiste dans ses deux galeries à Paris, en février 1984


Né il y a 34 ans à Bucares, CIOBANU se manifeste dans la peinture contemporaine comme un expressionniste latin, se situant à l’autre bout d’un pont qui le sépare des expressionnistes d’origine russe ou germanique, tels que Soutine ou Kokoschka.

Dès le premier abord, cette peinture se présente non pas dans le vent d’une mode éphémère, mais comme un grand art, qui s’abreuve aux sources vives du fleuve pictural qui traverse les climats et les temps. Notre artiste se situe plus particulièrement dans la lignée de Greco et de Goya, expressionnistes latins avant la lettre.

À El Greco il s’apparente dans cet orage qui transfigure l’espace et spiritualise la forme humaine, tout en lui laissant son extrême élégance et sa séduction mystérieuse. Pour ce qui le rapproche de Francisco Goya, on retrouve parfois dans son art le message renouvelé des enchantements et des hantises pathétiques du maître espagnol.

Notre peintre nous apparaît souvent comme un profond esprit eschatologique dans ses Christ réincarnés, dans ses initiations, ses descentes de croix, ses groupes réunis dans la quête d’une communion spirituelle.

Souvent, comme dans une apaisante grâce, nous voyons surgir de ses toiles de délicates effigies féminines, ensorcellantes dans leur exquise sensibilité.

Mais nous restons tout particulièrement impressionnés par ces étonnantes personnages solitaires, tels que le Comédien au coq, le Portrait au chapeau noir, le Raisonneur de fous, le Comédien en bleu, le Roi des Rois, la grande Femme en rouge, et d’autres étranges visiteurs, dont chacun demanderait une étude particulière, et dénote en CIOBANU un scrutateur d’âmes, sans que jamais soit négligée la richesse initiale de l’argile pictural dont s’empare ce fervent créateur.

Dans ce rapide survol, je me dois pourtant de signaler ses nus féminins si tendrement peints, ses bodegas, composés d’humbles objets quotidiens, dont l’harmonie évoque une vie apaisée et méditative; ses paysages, ses marines et vues urbaines évitent tout effet déclamatoire et nous accueillent tels de vieux amis.

Quant au graphisme de CIOBANU, il échappe aux cernes qui découpent l’espace et qui tendent à une froide perfection. Au contraire, voici des taches, des accents, des arrêts brusques, des reprises, et des ces feuillets émane, en un premier jet, le tressaillement de la vie, parfois âpre et même cruelle, tels les terribles messages sur papier, maléfiques et déchirants, de Goya.

On voit donc que notre peintre embrasse tout le domaine pictural avec un profond sentiment de dévotion et d’amour, et dans un climat mi-onirique et mi-expressionniste où nous sommes entraînés à le suivre.


« CIOBANU… un fou de Dieu » - article écrit par un collectionneur de Lausanne, en juillet 1996


Certains disent que, d’après une horloge cosmique, dont le mécanisme n’est pas encore élucidé, nous, mortels, recevons de signes et de messages d’Ailleurs, communiqués par l’intermédiaire des humains, investis d’une mission divine (voir extraterrestre), personnages qui, faute de vocabulaire, sont appelés « Messianiques ».

Les fous de Dieu ont toujours existé; habillés en peaux de bêtes ou costume-cravate, c’est pareil. La plupart ont laissé un souvenir mitigé ou pas de souvenir du tout. La plupart ont dû payer leur « mission » de leur vie et quelques fois assez tôt.

Ces soldats de l’Eternel ont porté un nom, ont une biographie, ils étaient moines ou artistes, ils auraient pu être nos voisins… Ce qui caractérise se groupe hétéroclite, existant depuis que le monde existe, c’est leur conviction profonde, leur besoin absolu et inébranlable de nous transmettre quelque chose qu’ils avaient vu, senti, aperçu derrière le mur qui sépare la vie de la mort.

S’ils étaient jeunes, s’ils étaient beaux, s’ils se sont laissés immoler sans broncher, ils ont frappé quand même, notre imagination. L’inconscient collectif garde encore, même déformée, l’image du premier aviateur qui, trop proche du soleil, a vu fondre ses ailes artisanales et est tombé dans l’abysse.

Le problème est là : ils ont approché de trop près ce que dans le temps on appelait « les mystères, les Arcanes » et ils ont succombé au « délit d’initié ». Dans ces mondes-là, ce délit est puni de mort.

CIOBANU a passé sa vie à regarder la mort dans les yeux, pour voir dans ses yeux ce qui est derrière la mort. À force de vouloir ressusciter l’Atlantide, il a tant scruté l’océan, qu’il s’est fait finalement engloutir.

Il a tant gratté le mur derrière lequel vivaient ses personnages, il les a délogés, il les a forcés de se révéler à des yeux non-initiés… jusqu’à ce qu’ils l’aient happé et ainsi, ils le garderont en otage jusqu’au Jugement Dernier.